Quand l’art pictural crée un univers de marque onirique
- caecilia
- 4 déc. 2022
- 11 min de lecture
L’art pictural désigne toute œuvre qui possède des caractères propres à la peinture, comme le dessin ou la peinture elle-même. Les couturiers s’inspirent de dessins de diverses périodes artistiques pour proposer des créations esthétiques et se rapprocher de l’œuvre d’art et ainsi pour redonner vie à l’héritage de la maison.
1. Donner vie aux dessins

Défilé haute couture printemps-été 2011 / Illustrations de René Gruau
Dans son défilé Haute Couture printemps-été 2011, John Galliano donne vie aux dessins de l’illustrateur René Gruau. Ce dernier a créé les imageries de la maison dans les années 1940 et 1950. Il a notamment réalisé le dessin publicitaire du parfum Miss Dior en 1947. Ce défilé met ainsi en scène l’histoire de la maison. Entre extravagance et pure élégance, John Galliano propose un dessin animé où sont mis en scène des créatures pittoresques qui semblent sorties du dessin. La bande son du défilé est contrastée : le décalage entre la musique électro et la musique pop crée un cadre spectaculaire et irréel, conférant au défilé une impression générale d’inconfort où on est projeté dans un rêve. Dans cette réminiscence des années 50, le souvenir est actualisé et modernisé. On a une représentation graphique d’une réalité qui n’existe que dans un dessin de mode des années 50.
Pour transposer les créatures de papier en véritables femmes, John Galliano explique : « Les barbouillages graphiques, les traits de crayon et les gribouillages, les marques de rature et les lavis de gouache des illustrations de Gruau ont été dupliqués en cloche et en broderie, utilisés "de manière illustrative." » Le trait est aussi vigoureux qu’un dessin. Il joue avec les effets d'ombres pour creuser les volumes et allonger les silhouettes. Ce clair-obscur de lumière imite les ombres des photographies d’Irving Penn. A travers le lexique de l’extraordinaire et du déguisement, c’est un véritable conte qui se raconte sur le podium. Se succèdent une robe de bal, des tutus de danse, un masque de bal ou encore des chapeaux volumineux avec des plumes d’oiseaux. On peut y voir une nostalgie des contes de fées de Perrault : « Les volumes emphatiques de grandes robes de bal appuient l’hommage aux années 50[i] ». Ces femmes sont élancées, ont des courbes volumineuses et le maquillage marqué, à l’image d’une Barbie. Le teint est épais, les sourcils sont rouges, les yeux sont noirs et les cheveux sont figés dans des coiffures très travaillées. Tout défaut humain semble effacé au profit d’une beauté lissée. Ce sont des Barbie démoniaques aux allures de poupées en robes de bal. Cette Barbie revisitée est tout aussi séduisante qu’inquiétante. C’est donc une représentation iconique des créatures des dessins de Gruau, une mode des années 50 actualisée. Le couturier met en scène l’histoire de la maison et traduit les illustrations de mode en objet réel. Ainsi le défilé de Dior est un spectacle qui fusionne plusieurs arts, du dessin à la peinture en passant par la photographie. L’illusion marketing se fait grâce à l’art qui crée tout un univers féérique.
En revanche, Chanel s’inspire d’illustrations pour embellir et valoriser le savoir-faire de la Haute Couture. Pour rendre hommage aux petites mains[3], la maison s’inspire des motifs art nouveau tout en noir et blanc des dessins d’Aubrey Beardsley, imprimés sur des robes du soir en mousseline et soie à la fin du XIXe siècle. Ainsi, une silhouette épurée et graphique s’impose.

A l’image de l’art de l’illustrateur, les lignes géométriques soulignent la taille et accentuent les épaules définissant avec structure et précision la silhouette. Les vestes ont des épaules biseautées et soulignent la taille. Elles sont parfois brodées et agrémentées de coutures en crête à effet debout. Le soir, la silhouette s’adoucit, inspirée par les héroïnes de l’illustrateur anglais Aubrey Beardsley. Ces robes d’inspiration Art Nouveau osent alors le patchwork d’imprimés et de textures. Les robes longues s’évasent sur des cages souples ou cernent le corps au plus près étirant la silhouette. Les épaules et le bas de robe se retrouvent bordés de crêtes de plumes. Les tissus aériens donnent aux silhouettes toute leur délicatesse. Ainsi, le couturier donne vie aux dessins et s’inspire de la patte artistique d’illustrateurs pour en reprendre le style et ainsi proposer des créations toujours plus proches de l’art. Les dessins participent à la création d’un univers de marque onirique, marqué par le Beau et l’introspection, comme dans les œuvres du mouvement surréaliste dont la maison Dior s’est souvent inspirée.
2. Le surréalisme pictural et photographique
Face à la crise sanitaire, la maison Dior présente sa collection Haute Couture automne-hiver 2020-2021 sous la forme d’un court-métrage diffusé en ligne. Le Mythe Dior participe de l’esthétique surréaliste et mythologique. L’inspiration surréaliste fait partie intégrante de l’héritage et des codes de la maison Dior. Christian Dior a ouvert en 1928 une galerie d’art pour y exposer ses artistes contemporains favoris, de Picasso à Matisse. Il s’en inspire même dans ses premières robes[ii].
En histoire de l’art, le surréalisme s’inspire largement des théories psychanalytiques de Freud. A travers une exploration de l’inconscient et de l’interprétation des rêves, les surréalistes proposent des images de mondes poétiques empreintes d’une atmosphère énigmatique pour mieux explorer le moi. Les surréalistes représentent le rêve dans leurs œuvres, proposant ainsi des tableaux métaphoriques, loin de la réalité. Max Ernst propose des mondes étranges peuplés d’êtres hybrides fantastiques, Magritte crée des images symboliques, énigmatiques et des non-sens linguistiques (ex : Ceci n’est pas une pipe) et Dali peint des trompe-l’œil. Dans ce même mouvement de création et d’exploration des rêves, la directrice artistique de la maison Dior, Maria Grazia Chiuri, met en scène des personnages mythologiques dans un décor onirique encadré de références mythologiques, picturales et photographiques surréalistes. Elle souhaitait « capturer la mythologie de la mode […] parce que le mot « couture » appelle le fantasme ». Grâce au procédé cinématographique, c’est tout un monde féérique entre ombres et lumières, rêve et réalité, que Maria Grazia Chiuri met en scène pour rendre hommage à la Haute Couture. Les inspirations artistiques viennent conférer à la théâtralisation de la collection une dimension spectaculaire et esthétique qui enrichit l’univers de la maison. Grâce au surréalisme, la dimension publicitaire du défilé de mode s’efface au profit d’un spectacle de mode devenu œuvre d’art.
Le surréalisme cadre le dispositif du défilé-film en créant un univers artistique fort, réaffirmant ainsi sa place au sein de l’héritage de la maison. Le film commence dans le lieu de création de la Haute Couture, les ateliers, où chaque étape de la confection est filmée avec un œil curieux. La scène s’accompagne d’une musique espiègle et mystérieuse, ce qui plonge le spectateur dans les yeux d’un enfant émerveillé.

Début du film Le Mythe Dior
C’est une véritable Odyssée de la Haute Couture placée sous le signe de l'imaginaire qui s'entreprend dans les ateliers du 30 avenue Montaigne, représenté par une malle magique renfermant un monde féérique aux créatures mythologiques. La scène se déroule dans une forêt préraphaélite où tout s'éveille comme par magie. Un conte se dessine : au sein d’une nature flamboyante et magique, les robes de Dior habillent des nymphes, une femme coquillage, Narcisse, une statue vivante de Vénus, une ménade et son satyre souriant d’un amour dionysiaque et une sirène. Le réalisateur, Matteo Garrone, met en scène un jeu de regards entre les personnages et les robes. Il représente avec emphase la vision des personnages sur les robes pour sublimer ces dernières, de sorte que le personnage mythologique s’efface. Les robes possèdent une dimension mythique et embellissent, voire surpassent le décor mythologique. En endossant une robe, ces créatures fantastiques personnifient la magie qui opère dans les ateliers. On confère à la Haute Couture cette part de rêve, comme au cinéma. Le lien entre couturiers et réalisateurs se renforce et les rôles s'inversent, faisant du défilé un film à part entière où le vêtement n'est plus un simple accessoire de cinéma, mais le personnage principal. Grâce à une mise en scène onirique et à des personnages mythologiques, le défilé devient implicite. En ces temps de pandémie, Maria Grazia Chiuri a permis au spectateur de penser, de rêver et d’imaginer en donnant accès à un film qui dépeint un monde surréaliste grâce aux robes de Haute Couture. Le format cinématographique a permis de réinventer le modèle du défilé de mode.
3. Entre art contemporain et manifeste féministe : signature esthétique
Maria Grazia Chiuri a une passion pour l’art contemporain et fait souvent appel à des artistes féminines et contemporaines pour créer les décors engagés de ses défilés. Ainsi, nous étudierons l’hommage aux artistes surréalistes que la couturière propose au sein du Mythe Dior ainsi que le décor intime de son défilé prêt-à-porter automne-hiver 2020-2021, qui apparait comme une véritable œuvre d’art contemporain. Ainsi, l’art contemporain vient construire un spectacle engagé.
Hommage aux femmes surréalistes
Grâce à l’art, la dimension publicitaire du film LeMythe Dior s’efface au profit du désir de rêve autour de ces robes de bal dignes des contes de fées chers à notre enfance. La maison met ainsi l’accent sur une dimension culturelle. Elle s’affirme plus comme le garant du patrimoine français, que comme une maison de commerce. En effet, Maria Grazia Chiuri complète son tableau mythologique en rendant hommage à plusieurs femmes artistes du surréalisme : Dora Maar, Lee Miller, Leonora Carrington, Jacqueline Lamba et Dorothea Tanning. Elle explique : « Chez les surréalistes, on connait moins bien les femmes que les hommes, on les réduit souvent à un rôle de muse sans reconnaître leur talent d’artiste ».
Elle s’inspire de leurs œuvres pour les sortir de leur rôle de femme-objet. Elle cherche à présenter des versions moins conventionnelles de la féminité et à dépasser le seul rôle esthétique du personnage de la muse. Les couleurs, les dessins, les formes, la tonalité, les mises en scène, les objets, l’allure ou encore les mots sont autant d’éléments artistiques repris par Maria Grazia pour créer une collection Haute Couture, à mi-chemin entre la peinture surréaliste et la photographie. Ces cinq femmes deviennent ainsi les muses de la couturière. Grâce à leur histoire, ces dernières participent à l’émancipation de la femme Dior.
Tout d’abord, la mise en scène du catalogue de la collection s’apparente à un tableau surréaliste et s’inspire de plusieurs œuvres. La couturière y met en scène les robes dans des décors souvent en noir et blanc, remplis d’œuvres sculpturales, à l’image des photographies de Dora Maar (1907-1997), muse de Picasso. De plus, la scénographie de l’image joue sur les jeux d’échelle et s’inspire d’une photographie des peintres surréalistes Max Ernst (1891-1976) et Dorothea Tanning (1910-2012), sa muse, pris par Lee Miller, en trompe-l’œil. Les objets y sont surdimensionnés. Ainsi, tout objet devient muse dans les photographies du catalogue. Maria Grazia rend également hommage à l’allure et à la grâce atemporelles de la photographe Lee Miller (1907-1977), mêlant élégance du soir et praticité. On retrouve cette fluidité des robes dans les velours de la collection.

Deuxièmement, la couturière reprend les couleurs et les formes utilisées dans les tableaux. Les nuances lumineuses et les imaginaires fantastiques des tableaux de la peintre Dorothea Tanning (1910-2012) se reflètent dans les couleurs et les formes choisies par la couturière, comme dans la robe en dentelle chantilly. Les robes de la collection sont ainsi très figuratives et les broderies permettent de recréer les coups de peinture. Les créatures mi-animales, mi-humaines et les paysages fantastiques de Leonora Carrington (1917-2011) peints dans une palette de couleurs vives se retrouvent brodés dans certains tissus de la collection. Le dessin de tarot de Jacqueline Lamba (1910-1993) est également devenu une broderie. La peintre était la muse d’André Breton. Pour symboliser le surréalisme, ces mots du poème de poète belge Martin Mariën sont brodés sur une des robes : « Blanche et muette, habillée des pensées que tu me prêtes. » Ce poème rend au vêtement sa capacité à signifier et à donner du caractère à l’individu. Le vêtement semble ainsi exprimer tout entier une idée et qualifie la personne qui le porte. Cette idée est mise en scène dans le film grâce à l’emphase des regards émerveillés des personnages mythologiques à la découverte des robes. Ces mots sont également une façon de rappeler que les femmes ont un pouvoir multiple : elles sont à la fois des muses et des artistes à part entière.
Spectacularisation du défilé de mode : quand le décor devient une œuvre d’art contemporain
Alors que le surréalisme influence directement les pièces de la collection du Mythe Dior, dans plusieurs défilés, l’art contemporain vient vêtir le décor. Maria Grazia Chirui fait appel à des artistes pour créer les décors de ses défilés, ces derniers devenant de véritables œuvres d’art. Dans un double mouvement féministe, la couturière fait appel à des femmes artistes engagées pour qu’elles créent une œuvre féministe. On assiste ainsi à un défilé spectacle, à mi-chemin entre le vernissage d’une exposition et une manifestation féministe.

Dior défilé prêt-à-porter automne hiver 2022 - 2023
Tout d’abord, le décor du défilé prêt-à-porter automne-hiver 2022-2023 est l’œuvre de l’artiste italienne Mariella Bettineschi. Intitulé « The Next Era », il représente une galerie d’art, constellée de portraits en noir et blanc de femmes du XVIe au XIXe siècle. Hypnotique, le décor dévoile des murs entièrement recouverts de tableaux de figures féminines, dont les yeux ont été coupés et doublés, d’un geste radical et féministe. Ces tableaux sont détournés pour mettre en lumière ces figures féminines de l’histoire de la peinture. Ces regards de Méduse ont un pouvoir magnétique et fascinent par leur beauté. Ils dérangent et attirent. Plus on se rapproche et plus on est troublé par cette « vision double » qui semble disparaître quand on s’éloigne des œuvres. Ici, ce sont les femmes peintes qui nous regardent. Le regard est donc inversé pour suggérer une autre lecture de l'histoire de l'art et remettre en question le jugement qui a toujours conditionné les femmes. Ainsi la scénographie transcende les codes de la mode et du musée en proposant une expérience immersive où le spectateur est observé, voire jugé, par les femmes qui l’ont précédé. L’œuvre domine l’espace du défilé pour inciter les spectateurs à affronter la présence et le regard de ces femmes qui les interrogent. L’œuvre est presque étouffante. L’artiste fait ainsi voyager ces tableaux de leur époque à la réalité contemporaine en les extrayant de leur contexte d’origine. Cette scénographie explore la thématique complexe du temps, à travers le prisme de l’art et de son histoire, continuellement remis en question par des générations d’artistes. Ce décor incarne la philosophie de Maria Grazia Chiuri. Cette dernière croit que le corps et le vêtement sont un discours et que le vêtement, par son existence, communique une idée. Elle croit ainsi en une relation performative entre le corps et le vêtement. Cette dimension langagière du vêtement est exprimée dans une perspective technique et esthétique, dans une succession d'opérations associant formes, savoir-faire, matériaux et technologies futuristes. Par cette nouvelle collaboration, Maria Grazia Chiuri poursuit son engagement pour la reconnaissance et la valorisation d’artistes et activistes avec lesquelles elle tisse des liens personnels et artistiques. Se crée ainsi une nouvelle identité visuelle féminine, marquée par son histoire et ses combats pour dominer la société et insuffler les changements.
A la sémiotique du décor s’ajoute la puissance des mots. Pour le défilé de sa collection prêt-à-porter automne-hiver 2020-2021, l’artiste contemporaine Claire Fontaine crée un décor qui s’inscrit dans la lignée de l’art féministe. Claire Fontaine est une « artiste collective ready-made », un collectif engagé créé en 2004 qui fait de l’art le lieu de la liberté et de l’affirmation de soi. Il imagine des détournements audacieux qui questionnent, entre autres, le rôle de la culture, l’histoire de l’art, le dérèglement climatique ou encore les relations de domination et de pouvoir. Le langage artistique de Claire Fontaine, c’est le féminisme. Claire Fontaine s’inspire d’une des figures les plus importantes du féminisme italien, Carla Lonzi, à la fois critique d’art et militante activiste de la révolte féministe. Maria Grazia Chiuri dessine son atlas des émotions en proposant un décor dont les murs et les sols sont remplis de mots et de collages dignes d’un journal intime. Les mots s’intègrent au décor et constituent des didascalies au spectacle muet. Le podium est recouvert de papiers journaux, permettant de créer un « bruit visuel », un dialogue artistique authentique, entre l’art féministe et la création sous toutes ses formes. Ces milliers de unes de journaux transforment la neutralité habituelle du podium. Sur les murs, les expressions « women raise the upraising », « consent », « I say I », « patriarchy kills love » scandent le défilé. A la fois perturbants et fascinants, les jeux de lumière du défilé véhiculent des émotions aux spectateurs, donnant une matérialité aux mots et un sens à la réalité. Les mots apostrophent le spectateur et scandent le défilé pour l’interpeller, entre injonctions et incitations à la réflexion. Ainsi, tout se lit en miroir dans ce défilé. Chaque mot apparaît comme une détonation. Les mots du décor cadrent le dispositif autour d’une idée : le féminisme de Dior.

Le décor de Claire Fontaine
Entre décor et motifs, l’art contemporain vient enrichir la théâtralisation de la marque. En modifiant la perception des espaces investis, l’artiste contemporain façonne ainsi notre interprétation du monde et provoque une prise de conscience, plus que jamais nécessaire pour nous interroger sur les grands enjeux contemporains. De même, les couturiers font appel aux arts cinématographiques pour toujours mettre en scène la marque et faire rêver la société.
[i] La Rédaction (27 octobre 2014) : « Défilé Christian Dior Printemps-été 2011 Haute couture », madame.lefigaro.fr. https://madame.lefigaro.fr/defiles/dior/printemps-ete-2011/haute-couture-0/127084 [ii] Morel G. (21 janvier 2020) : « Christian Dior, du surréalisme à la Haute Couture », Connaissance des arts. https://www.connaissancedesarts.com/arts-expositions/christian-dior-du-surrealisme-a-la-haute-couture-11131678/
Commenti