Questionner la Mode et la société
- caecilia
- 2 juin 2022
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 déc. 2022
Ainsi, en tant que spectacle d’un artisanat ancestral, le défilé de mode permet un voyage dans le temps et une réflexion sur le futur. En effet, dans cette dernière sous-partie, il s’agira d’étudier le défilé de mode comme discours sociétal. En effet, le défilé de mode peut s’apparenter à un manifeste féministe, émettre sa propre critique en caricaturant les dérives de l’industrie de la mode et ainsi questionner sa propre utilité pour redéfinir son rôle au sein de la société.

Quand la mode devient un manifeste politique
Plusieurs maisons développent un discours féministe au sein même de leur défilé. La maison Chanel parle du féminisme dans des mises en scène fantaisistes, voire farfelues. Dans son défilé prêt-à-porter printemps été 2015, la maison recrée un boulevard parisien dans lequel manifestent les mannequins de la maison, vêtues en Chanel et brandissant des pancartes humoristiques scandant : « Votez Coco ! », « Le tweed, c’est mieux que le tweet », « oser sans poser » ou encore « make fashion not war », « Boys should get pregnant too ». Le défilé prend ainsi sens autour de mots et d’expressions à la limite du stéréotype pour proposer un discours décalé et léger. « C’est la réponse de la mode aux machos », lance le couturier. Se joue finalement un discours politique autour de la mode, vue comme l’héritage de la rue. Cette mise en scène est empreint des manifestations de mai 1968 par les couleurs des vêtements et de l’actualité de l’époque. Cette une mise en scène ironique et pittoresque que la maison nous propose. Le discours est timide et décalé.
En revanche, chez Dior, le discours féministe s’ancre à l’ADN même de la maison à travers une tonalité politique et militaire. Le manifeste féministe de la maison se déploie dans des expressions manifestes, que dans les coupes fluides et audacieuses des vêtements que dans des hommages à des femmes célèbrent. Maria Grazia Chiuri participe à l’émancipation de la femme en proposant un vestiaire audacieux et en promouvant l’histoire de la femme. Ainsi, c’est tout un discours sur l’histoire de la femme que la maison propose à chaque défilé. Son premier défilé prêt-à-porter 2017 signe un manifeste féministe à travers des écritures sur les vêtements eux-mêmes : « we should all be feminist », « dior(e)volution ». Le discours s’exprime également à travers une rhétorique sémiotique marqué par le combat et le sport[4] ou par un décor scandé de revendications féministes telles que « patriarchy = répression » ou habillé de portraits de femmes artistes[5]. Ainsi, la maison Dior conjugue le temps au féminin et observe le passé comme le présent et le futur à travers le regard des femmes, qui ont toujours été considérées comme inférieures à l’homme. Grâce au vêtement et à l’art contemporain, la couturière participe à l’émancipation de la femme en investissant le vestiaire masculin. La mode devient politique mais, grâce à l’intervention de l’art contemporain et de la technologie, demeure un discours culturel et marchand avant tout. Ainsi, entre une tonalité humoristique et une tonalité révoltée, les maisons théâtralisent la cause féministe pour affirmer une position et s’ancrer dans la société.
Les « clones » de Balenciaga, la technologie pour créer de nouvelles fantasmagories
A l’image de son titre, le défilé des « clones » de Balenciaga remet en question les fantasmagories créées par les réseaux sociaux. Pour sa collection printemps-été 2022, la maison a créé un défilé 100% digital. Intitulé « Clones », ce défilé s’apparente presqu’à un film de science-fiction. La collection interroge la limite du réel, souvent annihilé par l'utilisation abusive de la technologie à l'instar des filtres qui façonnent une beauté artificielle. Le défilé invite ainsi à remettre en question nos propres existences. Entre science-fiction et métavers, c’est un futur dystopique, où toutes les identités visuelles sont les mêmes, que le défilé nous présente à travers la création d’un monde de clones digitaux.
Alors que le défilé reprend les codes traditionnels du défilé mode (un long podium, un parterre d’invités assis sur plusieurs rangs et des mannequins se succédant à un rythme frénétique), la scénographie est troublante. Le décor est blanc et vide, ce qui contraste avec le public vêtu de noir. Même si les images semblent réelles, l’ensemble a été entièrement recréé digitalement. Le défilé utilise de nombreux outils technologiques tels que « le planar tracking, la rotoscopie, le machine learning et le 3D modeling » [ii] pour obtenir un effet réaliste. Le mannequin et artiste Eliza Douglas a été la seule à incarner la collection. Elle a été clonée notamment grâce à la rotoscopie, une technique cinématographique qui consiste à relever les contours d’une figure filmée en prise de vue réelle pour en retranscrire virtuellement la forme et les mouvements. Pour les autres mannequins, les traits d’Eliza Douglas ont été scannés sur numériquement par photogrammétrie, une technique de mesure permettant de créer des modèles 3D photoréalistes pour les jeux vidéo notamment. La technique du deepfake a également été utilisée. Le deepfake est une technique de trucage multimédia reposant sur l’intelligence artificielle qui permet de superposer des fichiers audio et vidéo à d’autres, afin, par exemple, de calquer le visage d’une personne sur celui d’une autre. De plus, la musique fait appel à la synthèse vocale, une technique informatique de génération de signaux sonores, permettant de créer une voix artificielle à partir de textes. La voix récite la Vie en rose d’Edith Piaf. Résonnant dans un décor blanc vide de sens et récitée d’un ton monocorde par une voix synthétique, la douceur des paroles confère au défilé une ambiance angoissante et étrange. Enfin, la caméra n’est pas fixe, les prises de vue ne suivent pas l’horizon, bouleversant les repères spatio-temporels. A la fin, la caméra revient sur le même plan qu’au début, donnant une impression angoissante de boucle infernale.
Les clones préviennent ainsi des dangers de l’uniformisation provoquée par le digital. Le défilé met en scène un futur dystopique où tous les individus auraient perdu leur singularité. Demna Gvasalia interroge les limites d’un réel « hacké » par une technologie de plus en plus intrusive. Demna Gvasalia explique dans sa note d’intention que la mise en scène « examine nos perceptions changeantes de la réalité, à travers le prisme de la technologie. Nous voyons notre monde à travers un filtre : amélioré, poli, conformé, photoshopé. Nous ne savons plus discerner le non-édité de l'altéré, l'authentique de la contrefaçon, le tangible du conceptuel, le fait de la fiction, le faux du deepfake. La technologie crée des réalités et des identités alternatives, un monde de clones numériques.” C’est tout une critique des fantasmagories et de l’esthétisation du monde par l’image et les médias sociaux.
Questionner le rôle de la mode
Les défilés de mode présente donc un métadiscours, c’est-à-dire un double discours. Chaque défilé semble finalement tenir un discours sur le vêtement en lui-même.
Pour sa collection printemps-été 2020, Balenciaga a mis en scène une arène politique convoquée pour étudier le sujet de « l'habillage du pouvoir et des uniformes de mode ». L’auditorium était recouvert d’un tapis d’une couleur proche du bleu du drapeau européen. Le défilé s’apparente à une étude sociologique et artistique de la structure des codes vestimentaires. Le couturier questionne le « power dressing », c’est-à-dire une vision du vêtement comme outil de pouvoir. Demna Gvasalia change le prosaïque de l’uniforme en fantastique et propose un nouveau portrait de la femme de pouvoir autour d’un nouveau lexique vestimentaire professionnel où le vêtement apparait semblable à un uniforme. Ces dirigeantes s’incarnent dans « des robes de campagnes », ces tenues strictes portées lors de représentations politiques. Le couturier joue également sur les échelles en mettant en scène des habits surdimensionnés ou sous-dimensionnés, nous rappelant que le vêtement construit le corps plutôt qu’il s’adapte. La mode est ainsi une technologie de fabrication et de contrôle social, un dispositif de cadrage et de segmentation[iii]. A travers la manipulation des textiles et des accessoires qui modèlent le corps telle une seconde peau culturelle, la mode construit un cadre dans lequel le corps devient visible en tant que signifiant politique. Le mode devient une technologie politique qui transforme le corps-chair en corps-signe, le légitimant et l’excluant du domaine social. Ainsi sur le podium de ce parlement imaginaire se déroule une bataille entre norme et dissidence, entre contrôle et émancipation. Dans la collection, les épaules des vestes verticalisent le corps comme un standard, les « pillow parkas » sont gonflées et les robes montées sur des crinolines. Ces vêtements aux proportions exagérées fonctionnent comme des exosquelettes qui cachent ou amplifient le corps. Les pantalons sont des extensions des chaussures et remontent la jambe en s’ajustant à la peau. Le logo Balenciaga devient une marque d’agent de sécurité, une carte de visite VIP ou une carte de crédit portée en boucle d’oreilles, comme un trophée ou une simple étiquette qui indique le prix du porteur.
Du pouvoir du vêtement, le défilé va dériver vers une critique du pouvoir de la mode au sein de la société, pour dénoncer et questionner son rôle. Cette mise en scène confronte l’ambiguïté même de la Mode. Cette dernière est à la fois un objet marchand de normalisation et un objet d’art et symbolique de l’émancipation du corps. Ce paysage bleu dresse ainsi la critique d’une industrie du spectacle, entre production artistique contemporaine et industrie marchande de pouvoir. Cette tension est ainsi accentuée par l’impact écologique et sociétale de la mode et de ses images. La critique semble pourtant amoindrie par les 900 mètres de rideaux de velours et les 500 chaises en plastique. La mode a conscience de son impact mais demeure timide quant aux solutions. La mode est ainsi un instrument de pouvoir sur les foules et c’est à travers sa caricature que la maison Balenciaga soulève ces enjeux. Le couturier semble chercher de la beauté dans cette instrumentalisation de la mode comme objet de pouvoir comme un Baudelaire moderne dont on lui a « donné sa boue » pour en faire « de l’or ». Ainsi, le spectateur est à la fois un consommateur et un parlementaire, nous confrontant à notre responsabilité. Le spectateur porte en lui-même ce système de pouvoir et de production économique de la mode, jusqu’à même transformer notre corps en objet vivant de la marque. Ainsi, les contradictions entre l’industrie marchande et l’art, entre la destruction écologique et la beauté, entre la critique et la soumission à la norme, sont explicites dans l’œuvre de Demna Gvasalia.
Enfin, le défilé automne-hiver 2022-2023 de la maison Balenciaga va encore plus loin en questionnant la pertinence même du défilé de mode. Le défilé est survenu quelque jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, rappelant l’histoire personnelle du couturier ayant fui la Géorgie lorsque son pays a été envahi. Ainsi, comment assumer ce décalage entre la futilité de la mode et la crise politique et humanitaire ? Face à ce contexte, le défilé de mode est devenue un acte de résistance :
« Je me suis rendu compte qu’annuler le défilé reviendrait à se rendre, à se résigner face au mal qui m’a déjà tellement blessé pendant près de 30 ans », confie le couturier.
Malgré la futilité de cette mise en scène de vêtements, le défilé demeure une célébration du patrimoine culturel des maisons et le résultat d’un travail. La mode se retrouve polarisée entre l’exubérance de son art et le poids d’un événement tragique.
Alors que le défilé de la saison mettait à l’origine en scène une tempête de neige apocalyptique, la scénographie a été modifiée pour que le spectateur y voit des migrants fuyant leur pays. Initié par un poème ukrainien lu par Demna Gvasalia, le défilé présentait une pléiade de looks sombres dessinant les contours d'une mode réduite à l'essentiel. La palette est sobre et se compose de noir, de gris et de blanc. A l’image du style du couturier, les robes et les combinaisons se mêlent et s'habillent de gants, traînes ou chaussures intégrés. Sur les sièges des spectateurs, des t-shirt bleus et jaunes à l’effigie du drapeau ukrainien accompagnent une note déclarant que l’amour doit gagner. A l’image d’une prière, ce défilé rappelle que la mode est la métonymie d’une époque et qu’elle est l’image de son actualité tout autant qu’elle en anticipe les changements. En effet, le vestiaire de la saison est celui de l’évasion et du voyage avec des vestes en cuir, de bombardiers, de denim et de vestes de survêtement dont la plupart s’enfilent par la tête. Certains modèles portant juste un t-shirt et un sous-vêtement, enveloppés d’une grande serviette, nous renvoient à l’image des réfugiés sur la route de migration forcée. Le défilé se termine par deux looks symboliques, l’un en survêtement jaune, l’autre en robe bleue avec une longue, longue traîne en forme de drapeau. La mode devient ainsi politique, et accompagne les individus dans l’adversité tout en les protégeant et leur rendant hommage. La mode apparait ainsi plus que jamais au cœur de la société et de la culture d’une époque jusqu’à devenir un spectacle politique pour questionner sa propre utilité face aux problématiques sociétales de l’écologie et de l’apparence.
Ainsi, en créant un spectacle artistique qui parle de la marque, le défilé de mode est un média publicitaire qui tient un discours pour questionner son propre rôle sociétal et prendre position pour ainsi devenir un lieu politique, et enrichir la culture, c’est-à-dire la mythologie contemporaine. Grâce au défilé, la marque tient un discours à la fois sur elle-même et sur la société pour s’ancrer dans son époque et ainsi créer les nouvelles fantasmagories. Le décor, la mise en scène, les références culturelles, la narration et le digital théâtralisent le vêtement pour proposer une réflexion sur la société et son futur : Chanel met en scène une mode et des portraits intemporels de la société pour continuer d’incarner le patrimoine culturel et artistique de la France à travers le mythe de la Parisienne et l’artisanat ; Dior propose l’épopée d’une femme qui s’émancipe progressivement à travers un discours féministe qui se déploie autour de vêtements aux coupes audacieuses qui libèrent la femme de ses mouvements et à des décors artistiques d’art contemporain ; enfin, Balenciaga travaille la technique du vêtement autour de défilé politique qui dénonce les travers de l’industrie de la mode et de l’apparence pour redéfinir le rôle de la Mode comme le lieu de la découverte de soi et du monde. Entre mémoire et anticipation, le défilé de Mode est donc bien une épopée de la société qui s’écrit au gré des évolutions, constituant la légende d’une époque grâce à une narration, des références artistiques, des expériences techniques et des discours d’actualité, questionnant et créant de nouvelles fantasmagories et enrichissant ainsi la mythologie contemporaine. Au cours de la décennie 2011-2022, on assiste bien à une évolution du défilé et à l’arrivée progressive d’un discours sociétal au sein du défilé.
[4] Défilé Prêt-à-porter Automne Hiver 2017-2018 [5] Défilé prêt-à-porter Automne-hiver 2022-2023 [i] Rousseau C. (4 décembre 2020) : « Ni défilé ni film… pour son prêt-à-porter, Balenciaga lance un jeu vidéo », lemonde.fr. https://www.lemonde.fr/m-styles/article/2020/12/04/demna-gvasalia-maitre-du-jeu_6062206_4497319.html [ii] Gvasalia D. “Balenciaga Clones Spring 22 collection”, https://spring22.balenciaga.com/info [iii] Preciado P.B. (4 octobre 2018): “Le parlement Balenciaga », Chronique « Interzone », libération.fr. https://www.liberation.fr/debats/2019/10/04/le-parlement-de-balenciaga_1755533/
Comments