top of page

Le défilé de mode : un éloge de la Haute Couture, entre génie artistique et storytelling

  • caecilia
  • 11 avr. 2023
  • 7 min de lecture

Dans L’Empire de l’éphémère, Gilles Lipovetsky rappelle que le couturier est devenu le génie artistique moderne. Ce pouvoir artistique définit un talent singulier, la griffe du couturier, que l’on cherchera parfois, pour les plus grands, à « immortaliser », à perpétuer même après leur disparition – comme le style de Chanel par exemple. L’épopée de la marque est racontée dans le défilé, puis dans la presse, ce qui amplifie la dimension épique du défilé. Elle se construit tout d’abord autour d’une double figure créatrice : le couturier et les petites mains. Chaque couturier crée un récit autour de l’héritage de la maison à chaque saison grâce à une mise en scène des collections et grâce à des pièces toujours plus travaillées. Les défilés seraient donc une épopée artistique, entre technique et narration.


Raconter le couturier, héros ou démiurge ?

Commençons par analyser la figure du couturier, celui qui façonne le défilé. Au sein du défilé, le fondateur de la maison apparaît comme un démiurge, associé chez les platoniciens à une « divinité qui donne forme à l’univers » (CRTNL). En effet, le fondateur crée la marque ainsi qu’un univers propre. Sa vie et ses créations forment le mythe fondateur de la marque, raconté et théâtralisé sur le podium à chaque défilé. Ainsi mis en scène, le démiurge devient héros, c’est-à-dire « le personnage principal » (CNRTL) du spectacle. En effet, tout en mettant en scène des épisodes de la vie de Gabrielle Chanel autour de décors spectaculaires, Karl Lagerfeld a enrichi l’héritage de la maison, puisque le caractère spectaculaire des décors des défilés est devenu une vraie signature de la marque grâce à lui. Au récit raconté par le défilé se superpose celui des journalistes qui contribue à valoriser et à amplifier la dimension héroïque du couturier. C’est à travers le regard des journalistes de la presse féminine que Karl Lagerfeld apparaît comme un héros aussi de son vivant. Le « généreux Kaiser44 » est décrit comme un personnage de roman, un dandy au style unique, un « style tout à fait Karl45 ». Il est un héros de la Haute Couture, comme les différentes déclinaisons journalistiques de son prénom le montre : l’adjectif « karlien46 » ; le substantif « Karlettes47 », qui désigne les muses. De plus, les différents couturiers se succèdent et continuent de raconter, voire de créer l’univers de la marque, tout en rendant hommage au couturier fondateur. Ainsi ce dernier est « divinisé » après sa mort, comme les héros mythologiques. C’est au héros de l’épopée Chanel, Karl Lagerfeld, disparu le 19 février 2019, que le défilé prêt-à-porter automne hiver 2019-2020 rend hommage. Ce dernier spectacle pensé par le couturier commence solennellement par un enregistrement de sa voix lors de son arrivée chez Chanel en 1983. Sa voix résonne dans le décor poétique d’un chalet de montagne, plongeant les invités dans une atmosphère intime et émouvante au nom du couturier. Donc, le couturier peut être à la fois le démiurge et le héros de la maison grâce à une mise en scène qui oscille entre un autoportrait et un hommage.


Défilé Chanel prêt-à-porter automne hiver 2019-2020


Dans Rhétorique de l’autoportrait (1980), Michel Beaujour explique que l’autoportrait opère une médiation entre l’individu et sa culture : il est à la fois miroir du JE et miroir du monde ; il est un miroir du JE se cherchant à travers le miroir du monde. En effet, dans son premier défilé Haute Couture (Printemps-Eté 2017), la créatrice Maria Grazia Chiuri nous convie à un rêve pour dresser son autoportrait : « Le labyrinthe était une métaphore, a-t-elle dit, de sa propre vie et de sa carrière, alors qu’elle tourne un nouveau chemin dans les rouages d’une maison historique48 » (Mower S. Vogue Runway, 2017). Ici, elle propose un autoportrait métaphorique à travers un jardin d’Eden empreint des codes de la maison. Maria Grazia Chiuri fait défiler le rêve pour mettre en scène un voyage initiatique et poétique, métaphore de son arrivée dans la maison.

Le jardin d’Eden – Dior défilé Haute Couture printemps-été 2017


Par le thème du bal et l’omniprésence de la nature, la couturière s’identifie à l’histoire de Christian Dior et crée un effet de miroir entre elle et le couturier : « J’ai rêvé cette collection comme un herbier qui entremêle ses souvenirs et ma mémoire personnelle49 » (Madame Figaro, 2017). C’est donc un véritable rituel de passage que la couturière met en scène par le prisme de la modernité. Elle présente une approche modernisée de la couture en proposant un cocktail entre l’onirisme et une couture qui puisse être portée. La couturière veut faire évoluer le topos de la femme-fleur vers une femme dynamique. C’est une rencontre entre la fantaisie et le commerce, une rencontre emblématique du style de Maria Grazia Chiuri. Le luxe sort de son exclusivité historique pour proposer des collections qui habilleront les femmes du quotidien. On a donc un défilé autoportrait qui, à travers la représentation d’un jardin poétique, crée un lien de continuité entre le fondateur et la nouvelle couturière, inscrivant celle-ci dans l’épopée de la maison. La narration du défilé se crée donc tout d’abord autour d’une figure à la fois démiurgique et héroïque, le couturier, entre autoportrait (représentation de soi), héritage (mise en scène de l’histoire de la maison) et théâtralisation (création d’un dispositif théâtral).



Promouvoir l’artisanat, théâtralisation d’un patrimoine culturel

La figure du couturier créateur se double de la création artistique des petites mains pour promouvoir l’artisanat. Les idées et les dessins du couturier prennent vie grâce à un savoirfaire de la couture, un artisanat qui est salué à chaque défilé. La presse féminine confirme un double discours du défilé : un discours sur l’histoire de la maison et un discours culturel sur le savoir-faire français6.


Chez Chanel, les petites mains sont le jeu d’un voilé – dévoilé. Grâce à une reconstitution des ateliers et une mise en scène en arrière-plan des couturières elles-mêmes dans le défilé Haute Couture automne-hiver 2016 – 2017, le couturier s’est effacé pour mettre en lumière « l’excellence de leur savoir-faire, la perfection de leur œuvre mais aussi leur humilité ; […] l’essence de la couture50 » (Radom, mayosbazaar.com, 2016). Ainsi, c’est avec un air de magie que la Haute Couture s’incarne dans les ateliers de la rue Cambon. La collection en est l’illustration, donnant une impression de juxtaposition temporelle entre la rétrospective des six mois de confection dans les ateliers et la présentation de la collection. Le discours journalistique s’apparente au discours anthropologique de Bruno Latour dans La Vie de laboratoire (1979). Ce dernier y propose une étude de terrain où il observe la manière dont s’effectue le travail scientifique à travers une description des routines et des pratiques de laboratoire. A la manière de Bruno Latour, le spectateur prend le costume d’un anthropologue et découvre avec passion comment la Haute Couture est créée. Grâce à une tonalité emphatique, le récit journalistique révèle la technique et amplifie l’hommage aux petites mains.


Les ateliers reconstitués – Chanel défilé Haute Couture automne-hiver 2016-2017


Ainsi c’est une véritable épopée de la Haute Couture qui est racontée. Les héroïnes, les couturières, donc, apparaissent comme à la fois comme des abeilles ouvrières et des fées guerrières. Elles sont « une armada de couturières51 » qui ont coupé, cousu, toilé et assemblé tout au long du défilé. Cette armée de fées créatrices qui a de l’or dans les mains est multiple : des « ateliers tailleur et flou, coupeuses, brodeuses, plumassiers, modistes et façonniers s’activent en coulisses pour produire des pièces exceptionnelles52 » (Poyer M. elle.fr, 2016). C’est une scène très vivante où elles arborent de multiples armes magiques : « leurs machines à coudre, leurs tables de coupe, leurs tissus, leurs matériaux de broderie, leurs toiles, tous les outils spécialisés du métier53 ». Elles se battent au nom de leur art fait de broderies précieuses dont « chaque tenue témoigne des heures de travail passionnées et du savoir-faire […]. Un travail d’orfèvre54 » (Feutry J. madame.lefigaro.fr, 2016). La presse conte même les coulisses du défilé tel un documentaire : « les croquis de Karl Lagerfeld, les toiles enregistrant les structures internes des robes et des vestes » ou « les impressions papier des bijoux qui sont déplacées pendant que les décisions concernant l’emplacement des broderies sont prises55 » (Mower S. vogue.com, 2016). Entre transparence et mise en scène culturelle, Chanel met à l’honneur à la fois l’excellence de la maison et son rôle culturel en tant que maison de luxe.


Les ateliers reconstitués – Chanel défilé Haute Couture automne-hiver 2016-2017

Entre dévoilement des ateliers, récit journalistique et production mythologique, les maisons se font les garants des magiciens de la technique et de l’artisanat à travers une performance artistique spectaculaire, permettant le récit de la maison et de la mythologie contemporaine. Le discours journalistique amplifie la théâtralisation du défilé et façonne notre regard pour conférer au défilé et aux couturiers une dimension héroïque et épique. On a ainsi un éloge de la Haute Couture entre génie artistique et storytelling. En quoi consiste le dispositif théâtral et épique du défilé ?


Index :

44 Co M. (6 mars 2014) : Chanel défilé automne-hiver 2014/2015 à la Fashion Week de Paris », Peaches.fr. https://www.peaches.fr/mode/chanel-defile-automne-hiver-2014-2015-ala-fashion-week-de-paris-97151.html


45 La Rédaction (29 janvier 2020) : « Défilé Chanel Automne-hiver 2016-2017 Couture », mdame.lefigaro.fr. https://madame.lefigaro.fr/defiles/chanel/automne-hiver-2016-2017/hautecouture-0/115225


46 Orsinin R. (3 juillet 2013) : « Le défilé Chanel Haute Couture automne-hiver 2013-2014 », grazia.fr. https://www.grazia.fr/mode/le-defile-chanel-haute-couture-automne-hiver-2013- 2014-270949.html#item=1


47 Ibid.


48 Mower S. (23 janvier 2017) : « Christian Dior Spring 2017 Couture” vogue.com. Vogue Runway. https://www.vogue.com/fashion-shows/spring-2017-couture/christian-dior


49 La Rédaction (29 janvier 2020) : « Défilé Christian Dior Printemps-été 2017 Couture », madame.lefigaro.fr. https://madame.lefigaro.fr/defiles/christian-dior/printemps-ete- 2017/haute-couture-0/129304


50 Radom M.O. (22 août 2016) : « Chanel Haute-Couture Automne Hiver 2016-2017 », maryosbazaar.com. https://www.maryosbazaar.com/2016/08/22/chanel-haute-coutureautomne-hiver-2016-2017/


118


51 Poyer M. (4 juillet 2016) : « Fashion Week : Chanel ouvre les portes de ses ateliers couture », elle.fr, La critique de Elle. https://www.elle.fr/Mode/Les-defiles-demode/Chanel/Haute-Couture/Automne-hiver-2016-2017/Paris


52Ibid.


53 Mower S. (5 juillet 2016): “Chanel Fall 2016 Couture”, vogue.com, Vogue Runway. https://www.vogue.com/fashion-shows/fall-2016-couture/chanel


54 Feutry J. (5 juillet 2016) : “Le defile Chanel haute couture automne-hiver 2016-2017 en 7 détails », madame.lefigaro.fr. https://madame.lefigaro.fr/style/fashion-week-le-defile-chanelhaute-couture-automne-hiver-2016-2-050716-115231


55 Mower S. (5 juillet 2016): “Chanel Fall 2016 Couture”, vogue.com, Vogue Runway. https://www.vogue.com/fashion-shows/fall-2016-couture/chanel

Comments


bottom of page