Le mythe du tote bag
- caecilia
- 31 août 2020
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 mars 2023
Le tote bag, ce sac en tissu, tout le monde le possède et paradoxalement personne ne connaît son nom… ! C’est ce paradoxe qui m’a intrigué et donné l’envie de creuser ce petit objet.

Le tote bag est donc un de ces objets aussi invisibles et « infra-ordinaires1 » qu’omniprésents et significatifs auxquels chacun donne un sens et un usage communicationnels propres. L’infra-ordinaire, c’est cette chorégraphie quotidienne effectuée spontanément au moyen d’accessoires. Et pourtant… imprimé et porté avec soi, ce sac en tissu parait être le nouveau langage d’une société et d’un individu qui l’exploitent paradoxalement comme signe distinctif.Il s’agit aussi d’une publicité ambulante… La marque du sac se présente alors comme un agent culturel et publicitaire. C’est cette double dimension communicationnelle qui fait de lui une forme contemporaine des médiations marchandes dont la dynamique s’appuie sur un processus symbolique ainsi que sur les liens entre culture et publicité.
Le tote bag est donc un mythe de la modernité.
Tote bag ou tote(m) bag ?
Circulant dans la société à mesure que l’individu le porte, le tote bag est un phénomène collectif et représentatif d’une culture. Il s’ancre dans une dynamique d’interactions sociales véhiculant des mouvements d’idées et des imaginaires divers. Elle constitue un carrefour de la vie sociale : c’est le processus de « trivialité », décrit par Yves Jeanneret. Il le compare d’ailleurs aux lois de Lavoisier :
Le tote bag, objet recyclé et recyclable, est sans cesse soumis à des transformations et prend un sens nouveau en fonction de l’imprimé et de l’individu qui le porte. Ainsi « tout s’opère » : à l’origine sac de courses, le tote bag devient dans une logique de brand content le support publicitaire d’une marque dont l’imprimé est le symbole. Il est une forme amoindrie2 de la publicité et s’intègre de façon spontanée et indispensable à la vie quotidienne de l’individu. Puis, « tout se crée » : le consommateur s’approprie l’objet publicitaire qui devient son sac-fétiche, nouvel espace symbolique de sa personnalité. Enfin, « tout se transforme » : le tote bag se présente comme un sac plastique modernisé et esthétisé, qui sera ensuite recyclé.
Le tote bag est donc un objet performatif : en le portant, l’individu affirme son rattachement à un groupe culturel ou social. Il s’apparente alors à un totem du « capital social » (Bourdieu), comme l’emblème d’une société marchande. Le pouvoir social de l’individu est exprimé par l’exhibition de ses goûts transformés en signes et affirmés sur le tote bag. Cet imprimé s’assimile ainsi à ces totems de rassemblement, autour d’un imaginaire propre, un festival musical par exemple. Il est à l’image d’une « tribu3 », un groupe d’initiés réuni autour d’images qui « permettent d’éprouver des émotions en commun ».
Le tote bag prend donc toute son importance en tant qu’objet sémiologique et symbolique d’un phénomène d’inclusion sociale. Il est donc bien une métonymie et un mythe de la société contemporaine dont la dynamique oscille entre modernité et uniformité. De plus, étant ce qui nous est de plus familier, « l’infra-ordinaire » est aussi ce qui révèle le mieux notre identité. Il exprime une volonté de se distinguer par rapport à autrui. Ainsi est-il aussi un mythe personnel.
Le tote bag, véritable caméléon sémantique
A la suite de Baudrillard qui définit l’objet comme un nouveau langage, intéressons nous à l’analogie entre le tote bag et le sujet, quand il y a conformité entre la personnalité de l’individu et l’imprimé représenté. Il s’agit ainsi de voir comment ce mouvement collectif traduit finalement une expression de l’individualité.
Dans Mythologies, Barthes précise que la fonction du mythe « est de déformer ». En effet, par sa capacité à produire des signes ensuite transformés en un message propre au savoir ou aux valeurs de l’individu qui le porte, le tote bag apparait comme un caméléon de sens. En effet, les imprimés se lisent comme une rhétorique personnelle, ce qui confère à l’objet une tonalité lyrique : porter un tote bag à message commercial (« The Kooples ») n’a pas la même connotation qu’un autre à l’effigie d’un concert de musique classique (« Beethoven’s 250th birthday »). De plus, les objets « infra-ordinaires » comme le tote bag font souvent l’objet « d’artification ». En customisant son tote bag, par des empiècements ou des dessins, l’individu se distingue des autres et donne un sens personnel à « l’infra-ordinaire ».
De ce fait, ce système de signes constitue une sorte de storytelling individuel où l’imprimé devient une image de marque propre à chacun. Pour le tote bag, on peut parler de « méta-publicité » : il est autant la publicité d’une marque que celle de ma personnalité. En cela, il semble une fable qui révèle l’identité : un tote bag du festival d’animation d’Annecy conte l’individu comme cultivé, curieux, voire spécialiste de ce type de production.Il y a alors une conformité entre l’objet et le sujet. De plus, ce système de signes réunit les trois raisons qui définissent le besoin de communiquer : « Partager. Convaincre. Séduire » (Wolton, Informer n’est pas communiquer). Les imprimés du tote bag deviennent alors métonymiques d’une partie de notre identité qu’on dévoile à autrui de façon ostensible.
Utilisé spontanément, l’objet « infra-ordinaire » crée son propre système de signes par sa polysémie. Le tote bag constitue donc une mythologie personnelle et non commune. En effet, Bourdieu explique dans La Distinction que l’influence de la position sociale sur le goût est d’autant plus grande qu’elle passe inaperçue, l’individu étant d’autant plus manipulé par celle-ci qu’il se croit libre de ses croyances. Ainsi de quoi « l’infra-ordinaire » est-il finalement révélateur ? Le tote bag est-il un mythe dégradé, éphémère et symbole de narcissisme ?
Le tote bag, expression d’une modernité ou d’une utopie ?
Omniprésents et pratiques, les objets « infra-ordinaires » expriment la modernité de leur époque dans le sens où ils en représentent autant les modes de pensée que les dysfonctionnements. Il s’agit de décoder comment ce petit objet si prosaïque est finalement le miroir des problématiques contemporaines, de la surconsommation et du narcissisme.
D’après l’historienne Elisabeth Wilson, s’intéresser à la mode dans la postmodernité, c’est constater l’horreur de la surconsommation et percevoir la manière dont celle-ci est esthétisée. Utilisé comme parure, « l’infra-ordinaire » devient un objet de mode et se présente ici comme un sac plastique esthétisé, écologique, peu cher et réutilisable jusqu’à devenir rapidement fragile et sale. Mais le mythe est inépuisable: le tissu est recyclé et le sac renouvelé au fil des goûts et des expériences de l’individu qui les exprime sur un nouveau tote bag. Donc, celui-ci est un mythe contemporain à l’image de son époque, tous deux aussi éphémères et consommateurs l’un que l’autre. Cette pratique rappelle l’éternelle insatisfaction de « l’hyperconsommateur » (Lipovetsky), vite lassé et habitué à être sursollicité par les marques. Celles-ci ne cessent de produire de nouvelles gammes ensuite promues sur le tote bag, ce qui incite le consommateur à se renouveler.
Pourtant, dans L’ère du vide, Lipovetsky associe la société postmoderne à la priorité de se consacrer tout entier à soi-même. Dans cette perspective, les objets « infra-ordinaires » sont la métonymie de ce narcissisme : symboliques de soi-même, ils sont un nouveau langage. En cela, la mode du tote bag peut être rattachée au phénomène de « spécularisation » de soi pratiqué dans l’espace public. L’individu se soumet ainsi à un jugement permanent d’autrui sur soi caractéristique de « la société de jugement » (D’Alméida). Le tote bag représente alors l’étendue des clivages socio-culturels puisqu’il se réfère à des marques qui elles-mêmes se définissent par rapport à des catégories diverses de cibles : maisons de haute couture ou, à l’inverse, magasins de proximité. Etablir un dialogue entre groupes sociaux apparaît, certes, utopique, car il reposerait sur un contrat impossible à une ère de revendications exacerbée. « L’infra-ordinaire », inhérent à la condition humaine, semble ainsi un objet de rassemblement entre les individus, par-delà les clivages sociaux.
Le tote bag est un de ces objets « infra-ordinaires », polysémiques et révélateurs de Vérités qui faisaient tant rêver Perec. En effet, il est un triptyque mythique : sac de courses, système de signes collectif et individuel et support publicitaire. C’est cette tension entre l’universel et le personnel qui en fait un objet métonymique et mythique, support écologique idéal de la « dépublicitarisation ». Accessible et désormais indispensable à la vie quotidienne, le tote bag résout les clivages sociaux contemporains en fédérant les individus par la culture, à une ère de revendications sociales. Ainsi ce petit accessoire esthétisé et pratique s’est-il hissé au rang de mythe contemporain, un peu à la manière du jean, adopté par tous en toute occasion, malgré une durée de vie éphémère.

Références
« Approches de quoi ? », dans L’Infra-ordinaire, Georges Perec, 1973
« La dépublicitarisation », dans la Fin de la publicité ? (2014) Patrin, Marti de Montety, Berthelot-Guiet
Maffesoli, Le Temps des tribus (1988)
Wolton, Informer n’est pas communiquer (2009)
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